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jeudi 5 mars 2020

Les Yeux de Pierre : Chronique de Catarina Viti

Il y a des livres qu’on ne veut pas refermer avant le mot fin. Pour moi, Les yeux de Pierre font partie de ceux-là. Fort heureusement, j’avais pensé à le glisser dans mon sac avant d’aller prendre un train. Et où est-on mieux que dans un train pour lire sans être dérangé ?
La plupart des livres racontent une histoire, d’autres prennent appui sur une histoire pour en raconter une autre. Comme il y a la “sous-conversation” chez Nathalie Sarraute, je dirais qu’il y a chez Nadine Lamaison une “sous-narration” et que c’est cela, pour moi, le plus intéressant dans sa recherche et sa production littéraire.
Parlons du livre.
Pierre est un garçon et ses yeux sont bleus.
Avant de tenir le livre en main, j’avais compris qu’il s’agissait d’yeux de pierre. Et j’étais bien sûre de mon fait puisque je savais que Grégoire, le père de cette histoire, est maçon. Mon inconscient avait fait quelques tours et détours par Antibes, Audiberti, retour par Nougaro : Jaques Audiberti, dites-moi que faire pour que le maçon chante mes chansons, arrivée chez Nadine Lamaison : les yeux de pierre ; la pierre qui regarde, témoin silencieux de l’Histoire et des histoires.
Pierre est un garçon et ses yeux sont bleus. Certes ! Diantre !! Diable !!! Si vous l’dites. Mais je n’y crois toujours pas. Je suis rentrée dans le livre avec la pierre et j’en suis sortie plus convaincue encore. Nadine Lamaison voulait me jouer un tour, mais ça n’a pas fonctionné. Et tant mieux, car je crois que c’est ainsi et pas autrement que son tour est réussi !
Quatre heures durant, j’ai lu des mots en entendant une autre histoire.
Dans les mots, il y a du temps qui s’écoule, des mois, des saisons ; dans l’histoire que j’ai lue, il n’y a qu’un jour, un long dimanche…, un jour qui ne finit que pour exploser. Une explosion préfigurant celle de la guerre 39-45 qui éclate dans les dernières lignes.
Dans les mots il y a des gens, toute une famille, mais dans l’histoire, il n’y a qu’un seul corps, grouillant de vie ou de vermine, on ne sait pas.
Dans les mots, il y a des peuples (français, italien, allemand, algérien…). Dans l’histoire, il n’y a qu’une seule humanité et plus précisément il n’y a que le peuple, les ouvriers et leur force physique, leur soif de vin, les femmes avec leurs corvées, leurs corps désirants-désirés, leurs corps, rien que des corps d’enfants, de poupées, d’animaux de ferme, animaux sacrifiés, prélude à la nouvelle boucherie organisée qui avance et qui va faire tout péter.
Et le style, demandez-vous ?
Hypnotique. Comme une musique répétitive, une goutte d’eau qui finit par déchirer notre silence intérieur. À quoi est-ce dû ? Au rythme, je crois. Pas au rythme de la phrase elle-même, mais plutôt à celui du regard, du déplacement du regard de l’auteur comme un balancier, et aussi à sa direction d’orchestre.
Je n’en dirai pas plus au risque d’en dire trop.
Place au livre.
Les yeux de Pierre, Nadine Lamaison – Edition Publibook – ISBN 978-2-7483-0105-2 – 200 pages – 16€77.

Big Jim de Guilhem Cadou

Le souffle qui nous parcourt à la lecture de Big Jim vient des entrailles de la terre et des racines de l’humanité.
Un golem ébroue la tourbe et l’on ne sait si la réalité poindra au bout des phrases ou si la folie s’est déjà emparée de nous. Les mots nous livrent les rouages dès le premier paragraphe. Le frisson nous est donné et ne nous lâchera plus.
Car le voyage que nous allons faire est celui de la perdition, des ciels noirs,   mais aussi de l’écume et du brouillard qui se dissipe. Et pas seulement sur cette terre d’eau et de falaises que l’auteur pourrait réciter du bout des doigts, les yeux fermés, mais à l’intérieur de nos chairs et de notre vacuité.
Big Jim récure son âme autant que son corps. Et nous ressentons nos propres plaies. Il cherche sa mémoire, hors du temps et de l’espace : « Ils étaient là mais auraient pu se trouver à dix mille kilomètres, il y a dix mille ans ». Et cependant le temps s’accroche (et nous accroche) aux éléments, aux mouvements du jour et à toutes les turpitudes d’une nature incisive, éclatante, hostile, qui ne peut être que là, en Irlande, entre les falaises et la mer, la tourbe et les marais. Le monde y est raviné comme à l’intérieur de ceux qui ont perdu le cap. Ceux que l’on croise, Angus, P,atrick, Ryan, O Mahoney… êtres abrupts et cabossés comme leurs véhicules, mais qui ont un langage de poètes.
Nous restons collés à Big Jim, quel que soit son nom. Il a des rochers dans la tête et sous ses pieds. Il vit dans une brume qui est celle des amnésiques par désolation. Qui n’a pas connu la désolation ?
Guilhem Cadou nous tire dans un roman viril, « une faille spatio-temporelle. Un moment égaré… au nez d’un monde convulsif ». Rien n’est réel, tout est pertinent. « N’oublie pas le vent «  !
Entre la minéralité rugueuse de sa quête et la furie de la mer en écho, Big Jim est un homme embué par l’alcool et les rêves, contaminé par l’appel des grands espaces, celui de la littérature américaine, un homme qui grimpe vers les vertiges et se sent « à la hauteur » quand il est au ras du sol. Aucune tiédeur dans ce roman, tout est Absolu, y compris l’amour. Les femmes y sont vibrantes et belles. 
La force de Big Jim est aussi dans la forme choisie par l’auteur, la permissivité, la profusion des images et des mots, l’absence de diktats. Il y a une jubilation à l’écriture qui nous pousse à mieux regarder autour et à l’intérieur de nous. La plume de Guilhem Cadou se glisse entre les eaux fortes de Soulages et les arcs-en-ciel de Turner.

Nous allons, avec Big Jim, de la tourbe aux gentianes, le coeur rouge et les sens exacerbés.

Aux Editions Les Presses Littéraires
https://livre.fnac.com/a13458387/Guilhem-Cadou-Big-Jim



Adieu Amériques de Catarina Viti

Cela commence par :  « Et puis.. » et nous cueille en douceur dans la chaleur d’un été. Pour aller là où nous ne savons pas aller, vers une quotidienneté insécure, âcre, petit à petit dérangeante et bientôt cauchemardesque, mais sans ligne droite, sans vision manichéenne, à la manière d’un Jackson Pollock, par couches accumulées et projections sur la toile.
Catarina Viti nous transporte dans un monde allégorique, cruel, où les peaux s’arrachent, un monde où le rejet, l’opprobre, l’enfermement, le manque d’argent nourrissent l’aigreur, la bêtise et la folie.
Ce roman est le décrassage de l’humiliation.
Dans un prisme déformant l’auteur construit une fantasmagorie pour exorciser ce qui ne peut se dire que dans l’outrance ou le gommage.
L’outrance car il est des douleurs que l’on ne peut cracher que dans l’exacerbation : « Mam’ ». Le gommage ou l’affadissement, car certaines réalités nécessitent l’absence de mots sous peine de manques insupportables ou d’impossibles cicatrices : « l’Autre ».
Elle, l’enfant, est seule entre ses parents, et côtoyer  les autres c’est les effleurer ou se mentir, se tromper, haÏr parfois. Sauvage, perdue mais lucide Anna vit recluse dans une suie affective, arrimée à une mère chaos et loin d’un père mutique. Blessée, elle abandonne peu à peu ses mirages.
Catarina, au plus près de sa véracité romanesque, nous donne les clés de la naissance d’Anna en nous faisant part d’une citation de Carson McCullers. Elle en extrait l’essence et a comprimé la vie de cette enfant entre dix et treize ans pour en expurger la désolation jusqu’à la dernière goutte : «  Un poids impossible à supporter ».
Au fil des pages l’accent se durcit, devient rauque, appuie sur les déviances, les situations tranchées à la lame de rasoir. L’enfant devient ce coeur « dur et grêlé ». La plume de Catarina est authentique.
Le regard qu’Anna pose autour d’elle est de plus en plus acerbe, ses mots de plus en plus crus, ils sont ceux de la révolte, de sa volonté d’en finir avec ce bourbier complexe, car pétri d’amour et d’espoir. Derrière les faits, les détails, Catarina dissimule les sentiments essentiels et nous n’avons qu’à poser notre oreille pour les écouter.
Il fallait cette démesure, ces distorsions, Catarina, pour dire, malgré les silences et les peurs, la force qui conduit vers « la lumière éblouissante de la vie ». 

Merci.

Aux Editions Les Presses Littéraires.
https://livre.fnac.com/a14057610/Catarina-Viti-Adieu-Ameriques